Citations

«Il faut toujours faire confiance aux scénaristes qui lisent.» Alessandro Baricco. Une certaine vision du monde.

samedi 21 avril 2012

Ma semaine d'injonction



Nous voilà enfin samedi. La semaine est terminée. Une autre comme tant d’autres. Mais moi, je ne serai plus jamais comme avant. J’ai vu et ressenti trop de choses et d’émotions contradictoires tout au long de ces journées que je me sens épuisé physiquement et psychologiquement.

J’ai ressenti de la joie quand j’ai vu les étudiants sortir lundi du pavillon Taché, libres et sans qu’il y ait eu de la casse. J’ai ressenti de la fierté quand mon université s’est présentée en cours pour demander la fin de l’injonction. J’ai ressenti de la colère quand j’ai vu des étudiants blessés. J’ai ressenti du désarroi quand j’ai vu des collègues se faire arrêter et se faire expulser de l’université. J’ai ressenti de la tristesse quand j’ai vu des collègues exténués de fatigue et au bord de la crise de larmes. J’ai vu et vu tant de choses anormales cette semaine que j’ai l’impression d’avoir du jell-o dans la tête (comme le dirait Charest avec son sens de l’humour). Et aussi, aussi, j’ai connu la peur.

Un carré rouge
La peur dans ma propre université où j’enseigne depuis 13 ans. La peur parce que je porte sur mon manteau un petit carré rouge. Le même que j’ai vu sur des centaines et des centaines de personnes à Québec la fin de semaine dernière lors du Salon du livre de Québec et du Festival de bande dessinée de Québec. Un petit carré qu’arboraient des mères de familles, des travailleurs, des jeunes, des vieux, des professionnels du livre et de la bande dessinée; des centaines voire des milliers de carrés rouges aperçus dans l’enceinte du Salon du livre, dans le vieux-Québec ou dans le quartier St-Roch. Un carré rouge qui semble anodin.

Mais un carré rouge qui est devenu cette semaine un symbole criminel. Un carré rouge qui témoigne de ma prise de position contre la hausse des frais de scolarité et de mon appui aux étudiants en grève pour combattre cet enjeu. Un carré que j’ai retiré de mon manteau à l’intérieur de mon propre pavillon, en arrivant à mon bureau ce mercredi. Parce que j’ai eu peur. Parce que ce que j’ai vu dans les yeux des nombreux gardiens de sécurité que j’ai croisés dans les corridors entre l’entrée et mon bureau ce fut, soit le mépris, soit la crainte. J’ai clairement senti qu’un gardien de sécurité semblait tendre ses muscles, prêts à se défendre si je lui sautais dessus. Parce que j’avais un carré rouge. Parce que je devais passer devant lui pour me rendre à mon bureau. Parce que j’exprime une opinion à l’intérieur d’une université. Une université devenue policière.

J’ai connu la peur en entendant les bottes de l’anti-émeute. J’ai connu la peur en voyant de près des fusils à gaz lacrymogènes. J’ai eu peur pour moi, mais surtout pour les autres. Pour mes étudiants qui se retrouvent pris dans cette tourmente parce que le gouvernement refuse de négocier, parce que des tribunaux forcent des universités et des cégeps à enseigner malgré les votes des assemblées étudiantes. Des associations étudiantes qui sont légitimes et qui ont le droit de grève comme le rappelaient des juristes à Radio-Canada cette semaine:

Une injonction

Moi, j’ai une injonction qui m’oblige à enseigner. Qui m’oblige à faire comme si tout était normal. Pourtant, voici les messages que nous recevons de la direction :
«Devant la manifestation de ces inquiétudes, nous vous offrons, si vous le souhaitez, la possibilité qu’une personne préposée à la sécurité (pas un policier mais un agent de sécurité dont on peut retenir les services auprès de firmes spécialisées) soit présente à l’intérieur de votre salle de classe pendant la durée de votre cours. Cette personne n’aurait aucune autre fonction que de veiller à la sécurité de toutes les personnes dans la classe.»
Donner un cours avec un gardien de sécurité à l’intérieur du cours. Et nous sommes censés faire comme si tout était normal ? Est-ce facile de transmettre de la matière dans ces conditions ?

Autre message reçu jeudi matin alors que je préparais mon cours du jeudi soir :

«Les mesures de sécurité ont été renforcées ce matin afin d’éviter des débordements à l’intérieur des murs de l’UQO. Toutefois, advenant un mouvement de foule à l¹intérieur des pavillons du campus de Gatineau, vous devrez vous retirer le plus rapidement possible dans vos bureaux ou un autre endroit sécuritaire et fermer la porte à clé pour permettre aux gardiens de sécurité et aux policiers de gérer la situation. Le cas échéant, il vous est demandé d’attendre les instructions du Service de Police ou de la direction de l’Université.»

Cela n’aide en rien à créer un climat sain.

Au jour le jour
À part durant les heures de cours, rien ne m’oblige à me rendre à mon bureau. Je peux travailler de chez moi. Pourtant j’ai passé la semaine à l’université. Mais pas dans mon bureau. Dehors avec les étudiants. Je ne suis pas un activiste, je ne suis pas un militant, je ne suis pas un terroriste. Je suis un professeur qui a pris position contre la hausse des frais de scolarité et qui a décidé d’appuyer la grève des étudiants par la suite. Je croyais faire partie d’un débat, d’une discussion. Mais depuis lundi, je me sens en état de guerre. À chaque matin je me suis installé à mon bureau pour travailler. Et à chaque matin, je suis sorti pour rejoindre le mouvement à l’extérieur. Tout cela parce que je veux vivre en accord avec mes principes.

Lundi : parce que des étudiants s’étaient barricadés à l’intérieur du pavillon Taché. Je suis resté jusqu’à ce qu’ils sortent. Parce que j’en avais envie. Parce que je voulais que cela se termine pacifiquement. Parce que j’ai reconnu des étudiants et étudiantes à moi à l’intérieur. Parce que je sais que ces filles ont 19 et 20 ans. Et que ce ne sont pas des terroristes. Et quand nous avons appris que l’anti-émeute s’approchait, la réaction spontanée des profs présents a été d’aller se mettre devant les portes entre les étudiants et les matraques qui, heureusement sont restées coites cette journée-là. Pas parce que nous sommes des héros. Parce que nous avons senti que c’était la seule chose à faire.

Mardi : parce que j’ai appris l’arrestation d’un de mes collègues. Devant son bureau. Parce qu’il représentait une menace ? Avec son gabarit j’en doute. Parce qu’il avait été le porte-parole des profs contre la hausse la veille ? Je n’ai pas la réponse. On n’a rien pu faire. Ils l’ont emmené au poste. Nous avons attendu derrière avec les étudiants. On nous a annoncé l’ouverture imminente des portes. Nous avons attendu. Les portes se sont ouvertes. Mais pas pour ceux qui portaient des carrés rouges. Nous sommes restés dehors. Nous avons attendu. Pacifiquement. Nous avons vu une collègue se faire expulser de l’université par des policiers. Parce qu’elle filmait.

On nous a annoncé que l’administration allait venir nous parler. Ils sont venus. Ils ont dit : «On vous demande de quitter les terrains de l’université, sinon vous serez considérés comme des intrus.» Et nous avons dû quitter, escortés par les policiers. J’étais un intrus dans ma propre université.

Mercredi : parce que 160 personnes ont été piégées et capturées sur la Promenade du Lac des Fées. À côté de mon bureau. Parce que je ne peux rester insensible à cela. Parce que ce sont mes étudiants et mes étudiantes. Ceux que je connais et ceux que je ne connais pas. Parce que 440$ d’amende, c’est plus que l’augmentation prévue des frais de scolarité. Parce que deux de mes collègues se sont fait arrêter également. Parce que tout cela me dégoûte.

Jeudi : Parce que j’ai reçu le message de me barricader dans mon bureau s’il se passait quelque chose. Parce qu’au lieu de faire cela, je suis sorti de mon bureau et j’ai rejoint la manifestation. Parce que j’en ai ras-le-bol. J’ai manifesté dans les rues. Parce c’est légal de manifester. Je crois. Je me suis retiré lorsque nous sommes arrivés sur les terrains de l’université. Tout en restant près. Très près. Afin de voir. Afin de témoigner.

Je ne suis pas masochiste. Je ne fais rien d’illégal. Je ne fais rien. Rien qu’observer. Observer pour pouvoir témoigner. Offrir ma solidarité. Regarder. Garder les yeux ouverts malgré l’envie de vouloir les détourner. Crier avec les étudiants, les professeurs, les travailleurs, les parents qui sont dans la foule. Crier plus fort pour se faire entendre. Essayer de ne pas trop trembler. Essayer de garder la tête froide. Essayer de ne pas trop être perturbé devant mes enfants le soir quand j’essaye d’avoir une soirée normale en famille après la dose incroyable d’émotions. Être là. Etre simplement là. Pour les étudiants. Pour mes formidables collègues que je croise sur la ligne de front. Pour tout le monde.

Je ne suis pas masochiste. Mais je serai là encore lundi matin à mon bureau. Je vais travailler. Et je vais attendre. Je me sens incapable de faire autrement.

15 commentaires:

  1. OUF ! Excellent récit qui nous montre ce qui est vécu, de l'intérieur. Courage est le seul mot/souhait que je trouve à dire dans ce contexte surréaliste… Courage…

    RépondreSupprimer
  2. J'ai des frissons. J'ai été arrêté jeudi. Je ne suis pas fier de l'avoir été, mais je ne vois pas comment j'aurais pu faire autrement. Merci

    RépondreSupprimer
  3. Merci de partager ça Sylvain. Courage!

    RépondreSupprimer
  4. Merci Sylvain pour ce beau texte. Bonne chance à toi, tes collègues et les étudiants de l'Outaouais pour la suite des chose. Enfin, quelque chose bouge en Outaouais.

    RépondreSupprimer
  5. M. Lemay,

    Je suis étudiante à l'UQO et en lisant votre blogue ce matin, je me suis sentie enfin comprise. Il est difficile d'expliquer aux gens pourquoi je suis incapable d'arrêter de pleurer. L'université est ma maison, ses étudiants, son personnel et ses professeurs sont ma famille. Ce naguère havre de paix est maintenant envahi par la tension et la peur. J'ai l'impression d'avoir perdu tous mes repères.

    Vous inspirez non seulement une solidarité pour la cause, qui est maintenant bien au-delà d'une question d'augmentation de frais, mais une solidarité entre nous, les âmes blessées. Levons-nous, tenons-nous fort, et nous arrêterons de trembler.

    Merci d'être là, qui est en fait, pas simple du tout.

    RépondreSupprimer
  6. Vous êtes très courageux, M. Lemay. Je suis si contente de vous avoir connu. Vous incarnez le professeur au delà de la salle de cours, celui qu'on entend parler dans les livres.

    Je voudrais tellement être à vos côtés, montrer que la population est là, aussi.

    RépondreSupprimer
  7. Merci pour ce texte éclairant et touchant. Je suis loin de tout cela, dans une forêt de l'Estrie, mais demain en marchant pour la Journée de la terre à Montréal, j'emporterai votre témoignage et quelques autres avec moi.
    J'ai 68 ans et je vous comprends. Tous ces jeunes, je les considère comme mes enfants et j'enrage de voir comment on les traite. J'aurais envie d'aller à l'Assemblée Nationale et de leur crier à tous: "Ces jeunes-là, ils sont notre avenir, bande de déjantés!" (les trois derniers mots, pour mon soulagement personnel). Bon courage.

    RépondreSupprimer
  8. Merci Sylvain. Tellement choyée et fière de t'avoir comme collègue. Hâte d'arrêter de trembler moi aussi.

    RépondreSupprimer
  9. Bonjour,
    Merci pour ce beau texte de l'intérieur. Je suis en échange pour ma dernière année de baccalauréat, en Pologne. Même à des milliers de km, toutes mes journées sont marquées des nouvelles, vidéos et photos des manifestations. C'est très difficile de se sentir si proche et si loin, quand notre coeur de Québécois vibre lors d'un moment si décisif et qu'on ne peut pas le partager, le vivre avec les autres, par les mots des autres. Merci pour ce récit personnel, vrai et vibrant: on se sent un peu plus proche de la maison, avec vous.

    RépondreSupprimer
  10. M. Lemay, je veux vous offrir d'abord ma solidarité. Ensuite, vous dire merci.
    Étant à la toute fin de ma maîtrise en travail social (rédaction de mémoire), je n'ai plus de cours à l'UQO, donc j'étais physiquement absente cette semaine. J'ai toutefois suivi de très près les événements, qui touchent aussi mes deux filles étudiantes, l'une au Cégep de l'Outaouais et l'autre à l'Université Laval. Au cours de cette horrible semaine, des émotions et sentiments mitigés m'ont habitée et persistent : frustration, consternation, colère, tristesse, désolation, inquiétudes, etc. Même parfois, une certaine culpabilité de ne pas être physiquement présente à cette lutte, même si je la défends et la soutient autrement. Beaucoup d'impuissance également. Votre témoignage, ce matin, me saisit dans mes tripes. Je vous remercie de nous partager l'horreur que vous avez vécue sur le terrain, vous et vos collègues, nos professeurs. J'espère que votre témoignage contribuera à conscientiser les gens au fait que la judiciarisation du débat actuel est un non-sens! Je m'inquiète aussi pour la suite, et là, c'est la travailleuse sociale qui s'exprime. Comment allez-vous pouvoir retrouver un milieu de travail sain après un tel gâchis? Quelles seront les séquelles de ces événements sur les personnes humaines (professeurs, étudiants, personnel de l'université)? Quelles mesures seront prises pour aider les gens à se remettre de ces événements? Quand je pense aux événements de vendredi à Montréal, mes inquiétudes se décuplent au centuple. Mais la t.s. porte aussi des espoirs, autrement, elle n'aurait pas choisi cette profession. Alors, moi aussi, tout comme vous, lundi matin, je vais retourner dans mon petit bureau qui se prolonge parfois dans la rue, au carrefour d'un autre type de souffrances humaines, en me demandant encore « Dans quel type de société je veux vivre? », comme me l'ont si bien enseigné mes profs de l'UQO. Et puis, je penserai à vous, M. Lemay. Je penserai à votre blogue qui est venu me bouleverser, mais aussi me raviver, samedi après-midi, alors que je ne croyais plus en grand-chose. Et, grâce à vous, je continuerai de me dire qu'il faut poursuivre nos luttes, faire front commun selon chacun nos chemins, nos voies d'expression et nos talents. Je continuerai de croire que le mouvement étudiant est capable de se renforcer, de rallier d'autres groupes sociaux, de détrôner cette autorité arrogante qui dirige notre province et qui n'est plus digne de s'appeler « un gouvernement ». À lundi matin, M. Lemay, et merci de tout cœur de votre solidarité. Prenez-le temps de vous remettre, tout de même. Vous êtes avant tout un papa.

    RépondreSupprimer
  11. Bonjour Sylvain,
    Quel beau texte! C'est vraiment incroyable que le gouvernement laisse traîner les choses comme ça. On se demande quelle idée ils ont derrière la tête de refuser de dialoguer durant tant de semaines, puis, soudainement, de demander un dialogue instantané sous leurs conditions! Moi aussi j'arbore mon carré rouge malgré toute cette désinformation dont on abreuve les masses. Ton texte est véritablement touchant! Bravo!

    RépondreSupprimer
  12. Ces journées chargées de toutes ces émotions serviront , je l,espère à faire en sorte qu'on s'en souvienne enfin et qu'on soit prêts à notre tour à être maîtres chez-nous!
    Je suis fière de voir que les étudiants avec les profs, vous soyiez restés solidaires.Le 22 avril j'y serai et j'espère que tous les parents d'étudiants y seront aussi.

    RépondreSupprimer
  13. Merci Sylvain.
    Je ne suis plus étudiante à l'UQO mais diplômée de celle-ci et comme tu le sais, je travaille depuis maintenant près de 20ans pour le CPE de l'Université.Depuis les débuts de la grève j'arbore le carré rouge sur mes vêtements et même sur ma voiture en soutien à la lutte étudiante.Une lutte noble et courageuse. Une lutte nécessaire.Je suis fière de tout ces étudiants et profs qui se tiennent debouts et font leur juste part et plus pour notre société et les valeurs qui nous sont chères.http://voir.ca/chroniques/voix-publique/2012/04/18/notre-juste-part/
    Cette dernière semaine, c'est pour la démocratie, nos droits et libertés, que vous avez pris la rue.Mais cette dernière semaine, par une judiciarisation d'un débat politique,d'un mouvement social, la situation s'est empestée de peur, de violence,de méfiance et d'intimidation.Depuis la semaine dernière,j'y pense à deux fois avant de mettre mon carré rouge.Depuis la semaine dernière, les gens semble me regarder avec méfiance ou évitement.Depuis que je me suis fait tirer une canne de bière pleine sur l'autoroute par des gars qui n'aimaient pas mon ti carré rouge sur ma voiture,j'y pense à deux fois quand je prends ma voiture...Mais je suis incapable de l'enlever...entêtement,convictions,je ne sais pas,mais c'est une réflexion...toujours là.Bien sûr, je n'ai pas été au coeur des manifs,et ne compare aucunement mon incident avec celles-ci, mais j'ai pu constater la mine déconfite de professeurs, étudiants, employés de l'UQO,de collègues, des policiers (certains plus jeunes que les manifestants)J'ai vu les étudiants manifester,les policiers intervenir, l'anti-émeute à nos portes.
    Mes trippes me disent que si j'enlève mon carré rouge, je laisse la peur et l'intimidation gagner...
    Mes pensées sont avec vous tous,
    Bon courage.
    Isabelle Bilodeau

    RépondreSupprimer
  14. Merci de rester debout pour nous, avec nous!!! Ça me touche!

    RépondreSupprimer
  15. Merci beaucoup. Pour tout.

    J'ai milité à tes côtés toute la semaine et je peux témoigner de ton immense courage. Merci de rester debout à nos côtés. L'UQO est devenue ma maison, ma famille. Je suis fière d'avoir un prof comme toi en bande dessinée. Je suis fière de toi, de nous. Merci Sylvain.

    RépondreSupprimer